Le travail pour quoi faire ?

Le travail pour quoi faire ?

Le travail n’arrête pas de se transformer, partout et tout le temps. Si les Français lui accordent toujours une grande importance, ils ne cessent de s’interroger : vont-ils (pouvoir) le garder ? doivent-ils en changer ? leur métier a-t-il encore un sens ? Pour beaucoup d’entre eux, le travail, c’est toute leur vie. Et les chômeurs rêvent bien sûr d’en retrouver un. Mais certains jeunes ne sont pas prêts à accepter n’importe quel emploi en entreprise. Face au travail, tous n’ont pas les mêmes envies, les mêmes attentes.

L’équipe ZADIG est allée voir les uns, écouter les autres, Sur le terrain. (à suivre)… mais avant : l’éclairage de Dominique MEDA sociologue.

Pour Dominique MéDA, ‘le salariat est la forme la plus civilisée du travail’.

Pour elle, les Français accordent trop d’importance à leur activité professionnelle. Lui donner une place moins centrale favoriserait une vie plus équilibrée et diminuerait la pression sociale sur les chômeurs. Quant au salariat, cela reste, comme la démocratie, le moins mauvais des systèmes, face à la précarisation et « l’ubérisation ».

Son vœu formulé dans les années 90 : que le travail prenne moins de place dans nos sociétés.

En 1995, lorsque j’ai publié mon livre ‘le Travail, une valeur en voie de disparition’, dit-elle, le chômage était extrêmement élevé et de nombreux discours présentaient cette activité comme le principal, voire le seul moyen pour les humains de se définir et de faire société : c’était une rhétorique légitime, destinée à soutenir la lutte contre le chômage. Mais, parallèlement, tout un courant critique s’était développé depuis une quinzaine d’années en Allemagne et en France, qui remettait en cause la « centralité » du travail. En 1982, le 21e congrès Allemand de sociologie était consacré à la « crise de la société du travail » et le sociologue Clauss Offe déclarait qu’une « rupture définitive avec la fiction de la société du travail » était nécessaire ; en 1985, Habermas parlait de la « fin historiquement prévisible des sociétés fondées sur le travail » ; en 1988, André Gorz écrivait Métamorphoses du travail, quête du sens ; en 1992, un important colloque de sociologie validait en France ces approches…

J’étais nourrie de toutes ces réflexions et l’idée principale de mon livre était celle-ci ; certes, le travail est très important, mais il n’est pas, n’a jamais été et ne devrait pas être la seule activité permettant aux humains de se définir et de faire société. Évitons de penser notre rapport au monde sous la seule forme de la mise en valeur économique et faisons de la place à d’autres activités – politiques, amicales, amoureuses, familiales, de libre développement de soi – qui sont également essentielles, génératrices de lien social et de sens, mais auxquelles on ne s’intéresse pas, notamment parce qu’elles comptent pour zéro dans le PIB. Partageons le travail de manière à ce que chacun puisse accéder à la gamme entière des activités humaines. Et je posais une question : quand nous disons que nous voulons plus de travail, de quel travail parlons-nous ?

La montée du chômage a pesé sur l’évolution de la place et de la valeur du travail.

Le chômage a eu une importance déterminante. Il a été le générateur des critiques de courants respectés dans les années 1980, que le travail – le travail réel, aliéné, soumis à la logique économique, ce que Gorz appelait le travail-emploi » – n’était capable ni de satisfaire les aspirations des individus ni d’assurer à lui seul le lien social, contrairement à ce que soutenait Durkheim.

Le chômage à fait voler en éclats, toutes ces réflexions et a renforcé l’attachement au travail – d’une certaine manière à n’importe quel travail, puisqu’on a soudainement redécouvert que la société ne faisait aucune place aux personnes sans emploi, qu’être sans travail, c’était ne plus avoir accès à rien, que la norme sociale, c’était le travail-emploi. N’importe quel emploi était mieux que rien du tout.

En 2003, dans leur livre « Travailler pour être heureux ? », Baudelot et Gollac ont montré l’importance de l’ombre portée du chômage sur le travail et la souffrance provoquée par l’absence de ce dernier. Dans les enquêtes que j’ai pu exploiter ou réaliser plus tard avec mes collègues, nous avons aussi mis en évidence l’ampleur corrélées au taux de chômage : plus le taux de chômage est élevé, plus le travail est plébiscité. A partir de ce moment, il n’a plus été possible de critiquer le travail : la valeur-travail était de retour, y compris au sens moral. J’en ai pris la mesure avec les réactions suscitées par mon livre. La moralisation du travail est un phénomène très ancien. On la fait généralement remonter à saint Paul, qui affirme que le travail est une obligation pour tout individu, là où la philosophie grecque réserve le travail aux esclaves. Avec la révolution industrielle et l’apparition du salariat, le travail a été utilisé comme un moyen de discipliner et de contrôler les classes populaires. Aujourd’hui, c’est encore une approche morale du travail qui conduit à la stigmatisation des chômeurs. Par exemple, lorsqu’on considère que le chômage est volontaire, ou que les dispositifs d’indemnisation du chômage sont désincitatifs et qu’il faut pousser les demandeurs d’emploi à reprendre le travail dans n’importe quel prix : mieux voudrait m’importe quel job que pas de job du tout, comme s’acharnent à nous le répéter les économistes qui ont contribué à rendre légitimes les emplois précaires.

Le sens du travail aux yeux des Français

Il existe une véritable spécificité française à cet égard, qui ne s’explique d’ailleurs pas seulement par le phénomène du chômage. Dans toutes les enquêtes internationales sur le sujet, les Français sont parmi les plus nombreux à dire que le travail est « très important ». 67% contre 45%en moyenne chez nos voisins allemands ou britanniques. Ces résultats sont stables dans le temps.

Si on regarde plus précisément quelles sont les dimensions du travail plébiscitées par les Français, on se rend compte que c’est l’intérêt « intrinsèque » du travail qui est valorisé c’est-à-dire ce que je fais concrètement dans mon activité de travail, et les relations que j’établis avec les autres à travers ce lien.

Certains appellent cela la dimension expressive, ou post-matérialiste du travail. Lorsqu’on cherche à comprendre quelles variables expliquent la plus ou moins grande importance qui lui est accordées dans un pays, on constate que le niveau de chômage est certes un facteur explicatif, mais que les facteur ‘culturels’ sont aussi très importants. Les pays anglo-saxons semblent, par exemple, avoir un rapport plus pragmatique, plus utilitariste au travail : celui-ci permet de subvenir à ses besoins, mais ne définit pas pour autant entièrement les personnes. En revanche, les pays latins – La France en particulier – sont davantage des sociétés de « statut », dans lesquelles le travail est un marqueur social extrêmement puissant. On y existe par le diplôme que l’on a obtenu, et le travail signale donc la position que l’on occupe dans la société. C’est sans doute là qu’il faut chercher l’explication de l’attachement des Français au travail y compris lorsqu’ils ne travaillent pas ! A la différence de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne, les étudiants, les retraités, les chômeurs sont chez nous aussi nombreux que les actifs en emploi à déclarer que le travail est très important. Mais les Français sont aussi les plus nombreux à déclarer qu’ils aimeraient que le travail occupe moins de place dans leur vie. Il faut donc veiller à bien séparer deux sujets : d’une part, celui du rapport au travail en général ; d’autre part, celui des conditions dans lesquelles il s’exerce. On peut être très attaché à son emploi, et critique de ses conditions de travail. C’est le cas de beaucoup de Français.

Source ZADIG Septembre 2019 Par Anne Dujin & François Vey